Intalir, commencement et fin

Confortablement assise près du feu, la jeune femme est pensive, comme cela le lui arrive souvent.
C’est au passé qu’elle songe ce soir-là, à son enfance, ses parents. Longtemps elle s’est efforcée de chasser leur souvenir de son esprit pour mieux aller de l’avant, mais elle comprend maintenant que passé et avenir son étroitements liés. Car elle n’est pas ici par hasard et elle le sait fort bien. Et elle devine aussi que ceux qui l’ont interrogée sur ses origines ne l’ont pas fait par hasard non plus.

C’est dans la Cité Blanche qu’elle a grandi , mais son enfance lui semble loitaine et brumeuse, courte surtout. Elle se souvient un peu de ses parents, grands, calmes et bienveillants. Son père, Keldorn, était un combattant et avait longtemps servi la garde de Minas Tirith, alors qu’Aërith, sa mère, était femme de savoir. Elle lui contait souvent des histoires du temps jadis, sur la gloire des Edain d’autrefois, leur puissance et leur sagesse, puis leur chute. Parfois même elle lui parlait des Elfes et chantait dans leur langue des mots qu’Intalir ne comprenait pas. Ces récits la faisaient rêver et pourtant, même s’ils décrivaient des faits hauts et glorieux, elle ne pouvait s’empêcher de les trouver tristes car la victoire en était toujours amère et ce qui avait été perdu le restait pour toujours.
Sa mère souriait alors et lui disait de toujours garder espoir.

Espoir…
Quelle coïncidence, se disait-elle à présent. Ou pas justement ? Elle ne pouvait encore l’affirmer.

Elle se souvient cependant plus de l’absence de ses parents que de leur présence.
Ils quittaient souvent la ville, parfois ensemble mais pas toujours, pour des missions dont ils ne parlaient jamais. Dans ces moments-là c’était une vieille amie à eux, Laenia, qui s’occupait d’elle. Elle était froide et calme mais pas antipathique et Intalir ne la détestait pas.
Un soir d’automne de 2998, elle dût comprendre que cette absence durerait éternellement. Aërith et Keldorn avaient été attaqués pas des Orcs en Rhovanion alors qu’ils revenaient vers Minas Tirith et n’en avaient pas réchappé.
Intalir était alors une petite fille de six ans. Rêveuse et solitaire elle était, et elle resta. Laenia continua de s’occuper d’elle, tentant de lui donner l’éducation d’une jeune fille convenable, mais Intalir ne voulait entendre parler ni de couture ni de bonnes manières. Elle s’attacha plutôt à approfondir ce que lui avaient enseigné ses parents, passant beaucoup de temps à la bibliothèque de la cité, avide de récits, de légendes, de cartes, et de tout ce qui pouvait être écrit en Sindarin.
A l’âge où les jeunes garçons apprennent l’art de l‘épée, Intalir annonça qu’elle voulait l’apprendre aussi. Tous tentèrent de la dissuader, Laenia la première ainsi que les maîtres d’armes, mais elle fit preuve d’un entêtement tel que l’un d’entre eux accepta finalement à condition de l’entraîner le soir sans que les autres le sachent. Il craignait qu’elle ne se blesse en essayant toute seule et ne voyait pas d’inconvénient à l’aider tant qu’elle sauvait au moins les apparences. Une femme avec une épée était en effet une chose plutôt incongrue et mal vue, mais il appréciait sa détermination insolente.
Elle fit quelques petits boulots de-ci de-là et put payer son entraînement tout en mettant un peu d’argent de côté pour le jour où elle partirait. Ce jour arriva plus tôt que prévu quand Laenia mourut à son tour, rattrappée par l’âge.
Intalir se retrouva alors véritablement seule et décida que cette heure serait celle de sa libération, car la cité l’étouffait, si belle et vaste qu’elle fût. Elle ne maîtrisait pas suffisamment l’art de l’épée à son goût mais sa décision était prise, et elle ne doutait pas que son voyage serait dangereux et comblerait son ignorance bien assez tôt. Son but était alors de survivre, non encore de vaincre.
Elle avait une vingtaine d’années, ayant grandi au point de dépasser en taille de nombreux hommes de la ville, et l’entraînement lui avaient forgé le corps autant que le caractère. Son regard bleu crépusculaire, d’une froideur et d’un éclat lointain, déconcertait la plupart des gens. Elle n’avait aucun ami cher, ne regretterait ni ne serait regrettée de personne.
Son voyage fut long, rude, mais formateur. Vers le nord elle se dirigeait, vers cet ancien royaume d’Arnor qui lui semblait à la fois un mystère et une promesse de réponse.
Son chemin s’arrêta à Bree, la plupart de ses habitants la regardant avec méfiance. Mais à ceux-ci elle ne prêta aucune attention, car dans d’autres regards elle avait perçu quelque chose d’indéfinissable. Probablement un éclat lointain... Et de l’espoir.
Et elle avait su que dans le Nord elle retournerait toujours, aussi loin que ses voyages puissent la mener.


Revenant à l'instant présent, elle se lève et se dirige lentement vers la porte.
Les yeux de certains habitués du Poney Fringuant la suivent, réprobateurs. Mais elle sourit.

Intalir caressa pensivement le ventre du chat étalé sur ses genoux. L'animal ronronnait consciencieusement, regardant le feu de cheminée d'un oeil endormi. Au dehors, la neige tombait en silence. Elle essaya de reprendre sa lecture mais les mots s'offraient à elle vides de sens. Ses pensées vagabondaient, ailleurs.

Il était loin l'automne où elle était arrivée en Arnor.
Elle se souvenait toujours très clairement de son entrée à Bree, bien qu'elle fût plutôt perdue à ce moment-là. Elle avait de suite croisé des Rôdeurs, sans le savoir bien sûr, et s'était sentie attirée par eux sans trop en comprendre les raisons. Ils l'avaient observée, mise à l'épreuve à son insu, puis reconnue comme une des leurs, et tout avait pris sens. Au final, point de hasard dans tout cela. Les choses sont parfois ce qu'elles doivent être.
Elle se demandait souvent ce qu'il était advenu de ses amis, ses frères. Depuis longtemps elle était coupée de tout. Etaient-ils vivants encore, morts au champ d'honneur?
Balborim, Belagorn.
Morgane et Ardamir. Fizur.
Ruster.

Sa main se crispa sur le pelage du chat, qui lui lança un regard accusateur.
Combien d'années à présent... Elle essaya de compter. Bientôt trente-cinq. Pourquoi avoir tenu si longtemps? Herilómë, bien sûr. Qui d'autre.
- Herilómë.
Elle murmura son nom juste pour elle-même. Leur fille, leur fierté, fruit unique et tardif de leur indéfectible amour. Un esprit fort dans un coeur doux, bien plus que le sien ne le serait jamais, et des yeux verts comme ses chères forêts d'Arnor – ceux de son père. Née par une nuit claire où les étoiles illuminaient le ciel et les vastes prés du Rohan. D'où son nom, Herilómë Fëathalion*, qu'elle portait d'autant mieux avec les années.

Sans doute viendrait-elle la voir un de ces jours, ainsi qu'elle en avait l'habitude. Du moins si les routes n'étaient pas devenues impraticables, car la neige semblait avoir décidé de tomber indéfiniment. Cela lui était bien égal d'ailleurs, elle n'avait aucune envie de sortir et subvenait seule à ses besoins, comme toujours. Sa fille était un des rares contacts qu'elle avait avec l'extérieur, lui portant des nouvelles fraîches et surtout des livres, passionnants, qu'elle ramenait de ses pérégrinations. Lire était en effet devenu sa principale occupation et les chats sa seule compagnie. Et il n'y avait pour elle rien de triste là-dedans, bien au contraire. Quant aux gens du coin, ils n'avaient rien à lui apporter. Des ignares, qui contaient à son sujet des histoires presque dignes de celles de la reine Berúthiel. Herilómë lui avait rapporté avec un air malicieux le récit de la terrible sorcière entourée d'une horde de chats, ou encore celui de la très vieille Elfe vivant recluse au fond des bois et pleurant son peuple disparu au-delà des mers. Intalir avait maugréé contre leur imagination stérile, mais chaque récit n'en comportait pas moins sa part de vérité, aussi infime fût-elle. Elle soupçonnait d'ailleurs sa fille de les alimenter, et cette idée la faisait vaguement sourire.
L'opinion des autres sur son compte avait toujours été le cadet de ses soucis, et cela avait mieux valu. A Bree elle avait longtemps eu pour nom Livre-Fermé, ce qui en soi n'était pas pour lui déplaire, mais c'était sans compter les moeurs légères et les occupations douteuses dont on l'avait affublée.
Elle avait pourtant ri de tout cela. Elle servait à l'époque Aragorn, héritier d'Isildur, futur Roi d'Arnor et de Gondor, et rien d'autre n'importait.

Mais Aragorn était mort à présent. Arwen s'était éteinte, et Elrond était parti depuis fort longtemps, comme la plupart des Belles Gens. L'Espoir demeurait pourtant, mais l'espoir de quoi? Les temps avaient changé et la vie, depuis la mort de Ruster, perdu de son éclat. La relève était assurée, son rôle accompli, et seule restait la lassitude.
Une immense lassitude.

Elle regarda le chat sur ses genoux, ainsi que les autres, lovés un peu partout dans la petite demeure, et se demanda si ils la regretteraient.
Les chats sont un mystère.
Elle eut un petit rire et reprit sa lecture.



Les histoires ne prirent pas fin avec la mort de la vieille dame aux chats, qui donna au contraire lieu à d'étonnantes élucubrations. Mais quoi qu'on en dise, sachez qu'elle fut simplement trouvée dans son fauteuil, tranquille et comme endormie, un livre entrouvert sur les genoux.
C'est du moins ce qu'a raconté celle qui occupe à présent la maison des chats.



*En quenya heri = dame
lóme = nuit, nuit étoilée
fëa = âme
thalion = héros, homme sans peur (sindarin)